« L’isolement, c’est ma vie », me dit Marise au téléphone pour me rassurer. Elle a quatre-vingts ans et elle vit seule depuis 16 ans, l’âge de ma plus jeune fille. On croit qu’on peut imaginer ce que c’est de vieillir. Mais non, on ne peut pas. Les contours de sa vie qui s’effacent peu à peu. Les enfants, quand on en a, qui sont loin, qui tracent leur chemin. L’amour d’une vie qui s’éteint, un jour, comme ça. Les amis qui s’en vont, doucement, l’un après l’autre. Les jours qui se répètent. Son propre reflet qu’on ne reconnaît plus vraiment. Marise dit souvent qu’elle n’arrive pas à croire que c’est elle la petite pomme fripée qu’elle voit dans la glace. Il ne reste que les souvenirs, le silence et l’indifférence du monde quand on « ne sert plus à rien ». C’est ce que m’a dit Marise quand je l’ai rencontrée il y a deux ans : « Je ne sers plus à rien. À quoi bon respirer ? Je prends l’air des autres ». Marise avait pratiquement arrêté de manger.

D’où je viens ce n’est pas pareil. Je suis italienne. On vit ensemble les vieux et les jeunes. Je pense que c’est pour ça que l’Italie est la plus touchée par le coronavirus. C’est vraiment injuste. Marise m’a dit : « c’est pour ça que tu es bénévole pour la Croix-Rouge, c’est dans ta culture ». Ce n’est pas grand chose une visite par semaine, on discute, on prend un café, on fait une balade ou des petites courses… Pourtant, je suis bien occupée. J’ai cinquante-deux ans, je suis aide-soignante dans une maison de repos et j’ai encore ma cadette qui vit à la maison. Je vais être honnête. Je crois que Marise se trompe. En fait, j’ai plus d’affinité avec les gens entre cinquante et septante ans. Pour nous, le temps n’a pas changé. Avec les quarante, trente-cinq, je me sens déconnectée. « Tu es une jeune antiquité », me dit souvent Marise en riant.

Marise a beaucoup d’esprit parce qu’elle joue au Scrabble. J’en suis sûre. J’ai beaucoup appris avec elle. Je n’ai pas perdu mon accent, mais je suis beaucoup plus à l’aise en français. Le Scrabble pour Marise c’est sérieux. Elle n’aime pas trop perdre. Avec moi, aucune chance, c’est sans danger. Quand j’ai rencontré Marise, elle venait de perdre Francis. Son ami de toujours. Francis avait une voiture. Ils sortaient tous les mardi. Ils allaient au concert, au cinéma. Et puis, un jour il est parti. Pour nous, c’est juste une sortie annulée. Mais pour elle, c’était la sortie. Le moment vers lequel toute la semaine était tournée. C’était un peu le coronavirus en avance.

On pourrait se dire que le confinement n’a pas changé grand chose pour les personnes dans la situation de Marise. C’est l’inverse. L’histoire se répète. Mes coups de téléphone sont le dernier lien humain. Cela semble anodin, mais c’est une nécessité vitale. Je lui dépose dès que je peux une petite boîte des bonbons qu’elle adore dans sa boîte aux lettres, un article, un mot-croisé. Mais je ne peux plus lui rendre visite pour des raisons évidentes de sécurité. Annulées mes visites, fini le Scrabble, comme le cinéma et les concerts d’avant. Le mardi est redevenu un jour comme les autres. De l’extérieur, l’épidémie n’a pas changé grand chose, mais à l’intérieur elle a tout changé. En plus de la solitude habituelle, il y a maintenant la peur. « S’il m’arrive quelque chose, personne ne s’en rendra compte » me dit Marise au téléphone avec une voix étrange. Peur du vide. Peur du rayon vide au supermarché quand seules les habitudes peuvent rassurer. Peur du jugement des gens parce qu’elle n’a pas trouvé de masque de protection à la pharmacie alors qu’elle n’y peut rien. Peur des gestes quotidiens qui peuvent cacher la mort.

Avec Marise, le courant est passé tout de suite. Aujourd’hui, elle est devenue une amie. J’ai mal pour elle. J’ai peur pour elle. Avant de raccrocher, je lui dis : la vie continue. Et je l’entends sourire à l’autre bout du fil. La vie continue.

SISU
Croix-Rouge de Belgique
March 29, 2020